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Galia Ackerman - journaliste, traductrice littéraire

André Glucksmann, ou une leçon

CULTURE - J'ai connu André Glucksmann au début de 1986, lorsque, fraîchement arrivée à Paris, j'ai commencé à travailler à l'Internationale de la Résistance, une organisation de dissidents de l'URSS et de l'Europe de l'Est soutenue par tout un groupe de l'intelligentsia française. Qu'il faille défendre un dissident emprisonné, signer une lettre de protestation, parler dans un rassemblement, alerter les autorités françaises, écrire une tribune - André était celui sur qui nous pouvions toujours compter. S'il trouvait la cause juste, il répondait présent. Malgré sa célébrité, il y avait ce côté extraordinaire chez lui, l'attention aux gens, le désir d'écouter et de comprendre. Son grand appartement dans le quartier populaire de Paris, rue Faubourg Poissonnière, rempli d'une quantité prodigieuse de livres, avec ses meubles et ses miroirs venant de brocantes, était toujours ouvert à ceux qui venaient de l'Est - André et Fanfan, sa fidèle compagne, son alter ego, leur faisaient le don de leur hospitalité et de leur disponibilité.

Je pense que les origines juives d'André, et les épreuves qu'il a subies dans son enfance, étaient pour beaucoup dans ce désir de dénoncer le mal et d'aider ceux qui en souffrent. Voici ce qu'il écrit dans la préface au livre de dialogues entre lui et la veuve de l'académicien Sakharov, Elena Bonner :

"Il existe de multiples façons de s'assumer juif. L'une d'elle, celle d'un humanisme d'après le déluge, consiste à penser l'humanité de l'homme dans l'horizon indépassable du génocide. En somme : ce qui nous est arrivé peut arriver à d'autres. Les Juifs européens ont subi le pire du pire... Mais rien ne serait plus futile que d'imaginer que l'horreur ne peut avoir lieu qu'une seule fois et qu'elle concerne uniquement le peuple du Livre... Si le terrorisme est à la portée de tous, la survie de l'espèce humaine devient l'affaire de chacun (1)".

André savait d'expérience de quoi il parlait. Enfant, il vécut dans la France occupée, sous fausse identité : "L'illégalité était mon ordinaire, on me confiait les clés de la maison où l'on cachait des armes, mais aussi des réfugiés qui ne parlaient pas un mot de français. Avant de partir à l'école, j'étais chargé de fermer la porte. A cinq ans, j'avais donc des responsabilités et des obligations importantes". En 1942, sa famille fut sauvée de la déportation à Auschwitz grâce à l'agitation que sa mère, Martha, provoqua parmi les détenus du camp de Bourg Lastic en leur annonçant le sort qui les attendait. Affolé car la panique montait, le chef du camp s'empressa de libérer cette femme juive émigrée et ses trois enfants, en prétendant qu'ils étaient français. "Martha m'avait administré la leçon de ma vie : refuser de taire le mal peut sauver. C'était, diriez-vous, une ébauche de glasnost ; et quand Kouchner refusa de dissimuler les horreurs du Biafra, je me retrouvais en terre connue".

A la Libération, en plus des épreuves déjà subies, André fut placé dans une maison d'enfants juifs venus de toute l'Europe. "Ce que je n'avais pas souffert dans ma chair, je l'ai entendu de leurs bouches" (2), raconte-t-il. Sensibilisé à l'horreur des crimes nazis, bouillonnant de sa "rage d'enfant" (le titre de son livre autobiographique, bien plus tardif), il fut particulièrement bouleversé par la lecture de L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne, au point d'adresser un appel vibrant à la gauche française et européenne, dont il formule ainsi la teneur : "Vous êtes indignés par les camps de concentration nazis... Mais, dès lors, comment pouvez-vous justifier les camps de concentration soviétiques ? ... La réalité d'un camp de concentration ne dépend aucunement de l'inscription et du drapeau que l'on trouve sur ses grilles. Elle est constituée exclusivement des souffrances que ressentent les hommes qui y sont détenus" (3). En 1974, lancer ce message à l'intelligentsia (partagé par un autre "nouveau philosophe", Bernard-Henri Lévy), était signe d'un courage non ordinaire car aux yeux de tant de gens de gauche, il était intolérable de mettre sur le même plan les horreurs commises par les nazis et par les Soviétiques. Aujourd'hui, quarante ans plus tard, la parution des "Terres de sang : l'Europe entre Hitler et Staline" de Timothy Snyder, par exemple, ne provoque plus de réactions aussi acharnées qu'a provoqué en son temps "La Cuisinière et le mangeur d'hommes" (1974) où il dénonçait la symbiose inévitable entre l'utopie marxiste et le système concentrationnaire.

C'est donc la lecture de Soljenitsyne qui renforça la vocation humaniste de Glucksmann: révéler le mal quelle que soit son origine et son idéologie sous-jacente et dénoncer la pensée totalitaire. Mais il ne s'agit pas simplement de révéler. En 2008, il témoignait que ce livre lui surtout fit découvrir de nombreux aspects de résistance de masse au système soviétique : "C'est cela qui a été la plus grande révélation pour moi dans le livre de Soljenitsyne. J'ai également pris conscience de l'importance du phénomène de la dissidence qu'illustre la publication de ce livre à l'étranger, alors que Soljenitsyne lui-même résidait encore en URSS : un acte de courage fantastique" (4).

Cette admiration de l'action des dissidents - tchèques, polonais, russes - fut suivie, dès les premières années post-soviétiques, par l'admiration qu'André vouait au peuple tchétchène car pour lui, la lutte de ce petit peuple du Caucase contre l'envahisseur russe, depuis le général Ermolov dans les années 1820 et jusqu'à Vladimir Poutine, de nos jours, était exemplaire d'un amour de la liberté et d'un refus de la servilité. Dans les années 1990, nous avons vu à Paris, ensemble, plusieurs dignitaires de la Tchétchénie indépendantiste qui, aux débuts de l'indépendance, étaient des gens plutôt modérés et laïques, animés par l'idée de rejoindre, d'égal à égal, le grand concert des nations. André était fier d'avoir obtenu l'un des premiers passeports de cette éphémère République Tchétchène et montrait volontiers le traditionnel couvre-chef caucasien et le sabre qui lui avaient été offerts par le premier président de ce pays, Djokhar Doudaev, assassiné par l'armée russe en 1995.

Pendant toute la période qu'a duré le calvaire de la population civile tchétchène, et qui a coûté la vie à près de 200 000 personnes sur un million seulement que compte ce peuple, les portes d'André restaient ouvertes pour accueillir des réfugiés et des opposants. Parallèlement à la dénonciation des crimes du régime Poutine à l'encontre des civils, André et sa famille ont œuvré pour aider ceux qui arrivaient en France. C'est ainsi qu'une association française fut créée pour favoriser l'insertion d'étudiants tchétchènes dans des universités et grandes écoles françaises dont s'occupait notamment Raphaël Glucksmann. Chez André et Fanfan, j'ai vu ces merveilleux jeunes gens qui ont eu la chance de poursuivre ici leurs études, comme Milana Terloeva. Etudiante à l'école de journalisme de Sciences-Po, elle a pu écrire un grand témoignage, "Danser sur les ruines" (Hachette, 2006), avant de retourner à Grozny où elle travaille pour le Mémorial. Contre vents et marées.

Un courage exceptionnel et un sens aigu de la responsabilité personnelle face à une machine étatique sanguinaire, telles étaient les qualités qu'André apprécia immédiatement chez Anna Politkovskaïa, la journaliste russe devenue mondialement connue par ses reportages sur les atrocités en Tchétchénie. À la parution du premier livre d'Anna en France que j'ai traduit, "Voyage en enfer" (Robert Laffont, 2000), je l'ai amenée chez André. C'était le début d'une amitié entre nous trois qui a duré jusqu'à l'assassinat d'Anna en 2006. Combien de fois avons-nous discuté, dîné, rigolé ensemble ? Je ne saurai le dire. A chaque fois qu'Anna venait à Paris, je l'amenais rue du Faubourg Poissonnière. André et Anna possédaient la même intégrité et lucidité politique, partageaient la même intolérance au crime et le besoin de défendre les faibles, comme s'ils avaient été élevés ensemble. En quelque sorte, malgré une différence d'âge et d'origines, ils l'ont été. Grâce aux dissidents, grâce à la grande littérature russe et ses leçons de courage. Voici ce que disait André dans un entretien qu'il m'a accordé : "S'ils (nos dirigeants) avaient lu avec attention les grands écrivains de l'époque tsariste - comme Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov et tant d'autres - ou les grands écrivains de l'époque soviétique - c'est-à-dire ceux qui ont été capables de résistance intellectuelle comme Pasternak, Soljenitsyne ou Chalamov -, ils seraient beaucoup moins enclins à tout pardonner au Kremlin. Pour une raison simple : la culture russe a toujours incarné une pensée libre, indépendante et critique envers le despotisme tsariste ou soviétique... Il s'agit de la capacité de dénoncer un phénomène spécifiquement russe qui se perpétue en Russie depuis plus de trois cents ans : le nihilisme intrinsèque du pouvoir" (5).

André savait pertinemment qu'il y avait "deux manières de s'extraire du soviétisme et des dictatures totalitaires. Ou bien la voie de Vaclav Havel, démocratique, tolérante mais longue, pénible, semée d'embûches. Ou bien une mobilisation à la Milosevic avec son cortège de purifications ethniques et d'aventures sanglantes". Pour lui, la "sale guerre" de la Russie dans le Caucase l'a gangrénée, en contribuant à "l'émergence d'une autocratie post-idéologique, sans foi ni loi" (6). Et c'est justement l'espoir que l'Ukraine et la Géorgie suivent "la voie Havel" qui l'a poussé à soutenir, ensemble avec Raphaël, et avec toute la résolution qui était la sienne, les révolutions démocratiques en Ukraine et en Géorgie. En mars 2014, lorsque je suis allée à Kiev avec Bernard-Henri Lévy, André dont la santé était déjà défaillante m'a confié un texte à lire sur le Maïdan. Il y disait : "Seule la maladie m'a empêché et m'empêche d'être parmi vous. Vous êtes la fierté de l'Europe, Kiev est aujourd'hui la capitale de l'Europe libre, le monde entier contemple votre combat et je salue le sacrifice de vos jeunes héros avec une admiration sans bornes. Je suis Français, mon père est né à Chernowiz en Bucovine, je suis donc aujourd'hui quelque peu Ukrainien. Je suis Européen. Vous êtes Européens. Nous sommes unis contre les relents de totalitarisme rouge ou noir. Tenez bon, le sort de l'Ukraine dépend de vous, l'Europe dépend de vous, la vérité dépend de vous, le monde entier retient son souffle devant votre courage".

André Glucksmann était une personnalité énorme. J'ai pu assister à quelques-uns de ces combats seulement, et je ne peux qu'espérer que nous serons nombreux à rassembler ce qu'il a dit, fait, écrit. Une grande leçon d'humanisme qu'il nous a donnée doit pouvoir continuer à être entendue.

L'enterrement d'André Glucksmann a lieu vendredi 13 novembre, à 15h30 au Père Lachaise (grande coupole du crématorium)

 

1.    Elena Bonner, André Glucksmann, Le Roman du Juif universel », propos recueillis et traduits par Galia Ackerman, Les Editions du Rocher, Paris, 2011, p. 22

2.    Pour ces trois citations, ibidem, pp. 52-53

3.    « Les leçons de Soljenitsyne », entretien avec le philosophe André Glucksmann, dans Le Meilleur des Mondes, N°9, 2008

4.    Ibidem

5.    « Russie : moderniser ou civiliser ? » Entretien avec André Glucksmann, dans Politique Internationale, N°106, 2005

6.    Citations tirées de la préface d'André Glucksmann au livre d'Anna Politkovskaïa, « Tchétchénie, le déshonneur russe », traduit et annoté par Galia Ackerman, Buchet/Chastel, Paris, 2003

 

 

http://www.huffingtonpost.fr/galia-ackerman/andre-glucksmann-obseques_b_8541494.html

 


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